Dès la cinquantaine franchie, les dernières années de vie active peuvent tourner à l’épreuve. Elles peuvent aussi être une opportunité de mobiliser son expérience, au profit notamment de la transmission. Mais au-delà de la variété des parcours, la retraite à 64 ans, « c’est toujours non ! », a réaffirmé l’intersyndicale mobilisée contre la réforme.
Avoir 55 ans et plus au travail : il se peut que les intéressés soient rares à y voir le plus bel âge de la vie professionnelle. Le vocable « senior » – du latin senex, signifiant « vieux » – n’a pas été choisi pour les sécuriser, mais pour désigner, sinon stigmatiser, une catégorie qui a les plus grandes peines à exister dans les entreprises, comme dans les administrations. Probablement apprécieront-ils davantage la notion de travailleur « expérimenté », de plus en plus souvent utilisée pour gommer l’image négative des plus de 55 ans, supposés insuffisamment productifs ou trop faiblement investis dans leur travail. On en est loin, alors qu’une nouvelle négociation express sur l’emploi des seniors est programmée : pour neuf cadres sur dix questionnées en 2024 par l’Apec, l’âge reste perçu comme un frein à l’emploi.
Parlons donc des travailleurs et travailleuses « expérimentés », pour lesquels le report de l’âge légal de la retraite à 64 ans a imposé une plus longue période de vie au travail, alors que leur fin de carrière approchait. Au 3e trimestre 2021, selon l’Insee, les 55-64 ans représentaient 16,8 % de la population active, soit quelque 5 millions de personnes. Les 50 ans et plus occupent plus souvent des postes de cadres (22 % d’entre eux) ou exercent une profession intermédiaire (21,6 %). Davantage que le privé, la Fonction publique (d’État, territoriale, hospitalière) est confrontée au vieillissement de ses agents – fonctionnaires et contractuels confondus. En 2021, selon le rapport annuel sur l’état de la Fonction publique, 36 % des agents avaient 50 ans ou plus – soit 2,1 millions de personnes. La proportion atteint 43 % dans la territoriale.
Penser la « soutenabilité » du travail tout au long de la carrière
Pour tous ces actifs, et singulièrement les plus diplômés, entrés tardivement sur le marché du travail, la période de « seniorité » peut donc représenter une quinzaine d’années avant le départ en retraite à taux plein. C’est au fond, pour beaucoup, le tiers d’une vie professionnelle. C’est dire si cette période, plus ou moins longue selon le parcours des individus, doit être prise en considération. Sur ce point, au moins deux visions s’opposent.
La première veut faire croire qu’un report de l’âge légal de la retraite entraînerait automatiquement – presque vertueusement – un relèvement du taux d’activité des plus de 55 ans. Lors de la réforme des retraites de 2023, c’était la vision du gouvernement, qui a renvoyé à la négociation interprofessionnelle le soin de définir des mesures pour améliorer leur emploi. À l’ouverture des discussions sur le nouveau Pacte (avorté) de la vie au travail, la Cgt a dénoncé une inversion stupéfiante de l’ordre des sujets de débat : « Imposer d’abord une réforme violente et s’interroger ensuite sur la façon dont les salariés pourront travailler deux ans de plus. »
La seconde vision repose sur l’idée que les fins de carrière sont avant tout déterminées par la soutenabilité du travail tout au long de la vie. « Il s’agit de penser le travail autrement, explique Catherine Delgoulet ergonome et directrice du Centre de recherche sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt) au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Le vieillissement ne survient pas brutalement à 55 ans ; il est alors trop tard pour rattraper les dégâts accumulés antérieurement. Penser en termes de “soutenabilité” permet de réfléchir à la construction des parcours dans le temps et dans leur dimension collective : organisationnelle, sociale, environnementale, économique, sociétale… À 20 ans, on vieillit déjà ! »
Travailleurs expérimentés, motivés ou en souffrance ?
Ce ne serait donc pas une question de catégories ni de paramètres, à l’origine de tous les stéréotypes liés à l’âge. Pourtant, l’approche par les seuls taux d’activité et seuils d’âge a la vie dure. Leur relèvement, depuis les années 2000, pour les 55-64 ans (56,1 % fin 2021, contre 30 % vingt-cinq plus tôt) est réel, porté pour beaucoup par l’essor du travail des femmes. Chez les cadres, il atteint même 88 % pour les 55-59 ans et 44 % pour les 60-64 ans.
Encore inférieur à la moyenne européenne, toutes catégories socioprofessionnelles confondues, ce taux d’activité – au plus haut depuis 1976 – continue toutefois de masquer l’hétérogénéité des situations, comme le met en évidence la recherche. Il faut distinguer plusieurs groupes de travailleurs expérimentés, des plus motivés aux plus en souffrance. Ces derniers, fortement affectés par des problèmes de santé, représentent 16 % de l’échantillon sondé par l’Apec, et expriment « déprime, perte de sens, épuisement et sentiment d’inutilité ».
Dans ses travaux, Annie Jolivet, économiste et ingénieure de recherche au Cnam, a repéré les caractéristiques d’une catégorie « sous pression », représentant un quart des salariés, et soumise à de fortes contraintes temporelles : ils sont souvent cadres, professions intermédiaires, et pour beaucoup diplômés de l’enseignement supérieur.
S’extraire du modèle de la « hâte »
Les conditions du maintien de ces « seniors » dans l’emploi sont multiformes, connectées à la variété des parcours et des profils. Certes, contrairement à une idée reçue, montre le Centre d’étude et de recherche sur l’emploi et les qualifications (Céreq), « la grande majorité d’entre eux témoignent d’une volonté d’évolution bien plus que d’une résistance au changement » dès lors qu’ils sont soutenus, notamment par la formation – à laquelle ils ont moins accès avec l’âge. Mais intensification du travail, débordement des horaires et impréparation aux changements technologiques se cumulent souvent pour mettre les fins de carrière en grande difficulté.
En travaillant sur le modèle de la « hâte », adossé à une littérature managériale prônant la réactivité, Corinne Gaudart et Serge Volkoff ont observé, dans Le Travail pressé (Les petits matins, 2023), que les plus âgés n’étaient pas à l’abri de cette machine à broyer. Ils préviennent : « Il semble que beaucoup de travailleurs “seniors” se maintiennent en activité professionnelle à condition de disposer d’aménagements du temps : temps de travail (horaires) et temps dans le travail (pression). La sortie d’un système contraignant d’horaires ou de rythmes est alors, pour ces personnes, une condition pour ne pas sortir de la vie active en général. » En particulier en se mettant – ou en se trouvant – en retrait.
Mise en retrait subie, ou choisie par défaut
Dès la cinquantaine, ce retrait du travail peut être forcé par un licenciement ou une rupture conventionnelle à l’initiative de l’employeur, menant tout droit à France Travail, où les cadres sont surreprésentés parmi les chômeurs de longue durée. Ce retrait peut aussi être contraint pour des raisons de santé, de nombreux travailleurs expérimentés n’étant ni en emploi, ni en retraite : six personnes sur dix dans cette situation sont des femmes.
Dans l’entreprise ou l’administration, le retrait peut enfin procéder d’un choix par défaut, que l’Apec nomme le « désengagement » : les cadres interrogés « n’expriment pas d’inquiétudes pour leur poste, mais y sont peu attachés. Démotivés, rien ne les incite à retarder un départ, qu’ils veulent le plus précoce possible et attendent avec impatience. D’ici là, ils ne désirent s’impliquer dans aucune activité nouvelle ». Ils seraient 15 % dans ce cas.
Cette fin de carrière n’est ni enviable, ni prometteuse, préviennent Serge Volkoff et Corinne Gaudart : le retrait est un changement qui « mène à une situation professionnelle moins bousculée, mais avec une contrepartie assez fréquente : la moindre mobilisation des savoirs et savoir-faire. Or, la stimulation mentale est précieuse à toutes les étapes de la vie professionnelle, y compris les plus tardives. Un travail fade ou immuable s’accompagne d’une prévalence accrue des troubles de la santé mentale, d’un sentiment de ne pas pouvoir poursuivre jusqu’à la retraite, ou d’une intention de prendre celle-ci rapidement ».
S’opposer à la remise en cause des droits
Selon le Céreq, seule une minorité des plus de 50 ans jugent leur situation professionnelle satisfaisante pour « cheminer » jusqu’à la retraite. Pour beaucoup, ce sont des hommes, diplômés, occupant des postes très qualifiés.
Épuisement professionnel, inaptitude, licenciement, rupture conventionnelle : parce qu’il existe bien des façons de se séparer des plus âgés, ce chemin peut néanmoins être semé d’embûches. Dans tous les cas, il renvoie à la manière dont les conditions de travail ont autorisé chacun à exercer son activité professionnelle, quel que soit son âge, au fil des ans. En posant la « soutenabilité » comme principe fondateur du travail, Catherine Delgoulet propose de mobiliser plusieurs pistes, dont celle de la transmission des savoirs et savoir-faire.
À rebours de cette réflexion sur comment travailler mieux à tout âge, le gouvernement – démissionnaire – et le patronat ont préféré multiplier ou soutenir les initiatives remettant en cause les droits des plus de 55 ans, et notamment leur assurance chômage. La Cgt y oppose un ensemble de propositions (formation, maintien dans l’emploi, aménagements de fin de carrière, réduction du temps de travail…) complémentaires d’un retour à la retraite à 60 ans pour pouvoir partir en bonne santé. Voici un an, Emmanuel Macron nous invitait à nous « réveiller » pour atteindre le plein-emploi. Au moment où le débat sur les retraites est relancé, retournons-lui l’invitation.
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