Inspection du travail : entre hostilité patronale et réductions d’effectifs
Le 2 septembre 2004, un chef d’entreprise agricole assassinait deux agents de contrôle à Saussignac, en Dordogne. Vingt ans après ces deux meurtres, l’intersyndicale du ministère du Travail a organisé des commémorations revendicatives.
Ce jour-là, à Saussignac, les ouvriers agricoles sont occupés à ramasser des prunes lorsqu’ils voient arriver Sylvie Trémouille, contrôleuse du travail, et Daniel Buffière, responsable du service de contrôle de la Mutualité sociale agricole (Msa). Après avoir questionné les salariés sur leurs conditions de travail, les deux agents se dirigent vers leur employeur, qui répare une machine avec deux autres employés. Ancien militaire puis assureur, Claude Duviau a fait l’acquisition de cette exploitation agricole sur le tard.
Les deux contrôleurs demandent à l’exploitant agricole les documents prouvant que ses employés sont bien déclarés. Il prétend aller chercher ces preuves dans la maison. Quelques minutes plus tard, il revient avec un fusil et abat Sylvie Trémouille et Daniel Buffière, avant de tenter de se suicider. Il sera condamné en 2007 à trente ans de réclusion criminelle par la cour d’assises de Dordogne.
Vers de nouvelles agressions ?
Vingt ans plus tard, les 2 et 10 septembre 2024, des temps de recueillement et de mobilisation se tiennent à l’appel de l’intersyndicale Cgt-Cfdt-Cnt-Fo-Fsu-Sud du ministère du Travail. « La crise agricole de janvier 2024 a montré que les conditions pour que de nouvelles agressions surviennent sont largement réunies », met en garde le communiqué unitaire.
Le 25 janvier 2024, devant les bureaux de l’inspection du travail d’Agen, des militants de la Coordination rurale du Lot-et-Garonne ont pendu à un arbre un cadavre de sanglier éventré. Les locaux de la Msa ont été incendiés à Narbonne. Du fumier a été déversé devant les bureaux de l’Office français de l’environnement à Dijon. Un bâtiment inoccupé de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) de l’Aude a été endommagé par une explosion.
Lignes rouges tracées au sol
Ces évènements médiatisés font écho à un quotidien de travail émaillé de tensions. Dans certains départements, des lignes rouges sont tracées sur la route ou à l’entrée d’exploitations agricoles pour signifier aux contrôleurs la limite à ne pas franchir. « Quand certains agriculteurs savent qu’il y a un contrôle, ils descendent à dix chez celui qui est contrôlé », a aussi expliqué Jean-Pierre, agent de la Msa Dordogne et ami de Daniel Buffière, lors d’une réunion publique, le 10 septembre, à la bourse du travail de Paris.
Le témoignage d’une inspectrice de l’environnement en police de l’eau a été lu à la tribune par le représentant Fo. En 2022, sa collègue et elle ont été « accueillies lors d’un contrôle sur une parcelle agricole isolée par un groupe de huit agriculteurs dont plusieurs représentants syndicaux ». Maintenue dans ce champ contre leur gré, elles ont dû supporter « des propos sexistes et insultants contre leur position de fonctionnaires ». À l’arrivée des gendarmes, elles se sont « retrouvées désignées comme responsables de la situation ». C’est « seulement un mois plus tard » que le préfet a condamné cet évènement. Ni lui ni la Direction départementale du travail (Ddt) n’ont déposé plainte. L’agente a mis trois mois à obtenir la protection fonctionnelle. « L’État de droit n’est pas présent sur tout le territoire », dénonce-t-elle, avant d’interroger : « Pourquoi notre action est moins importante que le lobby agricole ? »
« Le gouvernement est dans la pure démagogie »
Ce type de situation n’est pas cantonné au secteur agricole. « Des employeurs agressent des agents de contrôle tous les jours, dans tous les secteurs d’activité, appuie Agathe Le Berder, inspectrice du travail et secrétaire générale adjointe de l’Ugict-Cgt. Il peut s’agir de menaces et d’agressions physiques mais aussi de grands patrons qui téléphonent à notre hiérarchie pour faire pression, comme ce fut le cas pour notre collègue Anthony Smith. »
Cécile Clamme, secrétaire générale de la Cgt-Travail, emploi et formation professionnelle (Cgt-Tefp), dénonce également l’attitude des responsables politiques : « On retrouve les mêmes organisations patronales visant les organismes de contrôle présentés comme des formes de nuisance ou des tracasseries administratives inutiles. En face, les autorités politiques martèlent : « on vous comprend ». Il n’y a eu aucune réaction politique quand un sanglier a été pendu devant les locaux de service début 2024. Le gouvernement est dans la pure démagogie. ». (1)
Des tensions quotidiennes
Cette colère fait écho à celle qui s’exprimait déjà il y a vingt ans dans les manifestations d’inspecteurs du travail suite aux meurtres de Sylvie Trémouille et de Daniel Buffière. Leurs collègues décrivaient un contexte propice au meurtre. Insultes, agressions, absence de soutien de la hiérarchie… Le 8 septembre 2004, à l’issue d’une manif d’une cinquantaine d’agents à Créteil, l’un d’eux expliquait au Parisien : « Nous subissons des insultes, des quolibets, les patrons nous rient au nez […]. Il devient très difficile d’exercer notre métier sereinement. En cas d’outrage, nous ne recevons aucun soutien de notre hiérarchie. Nous sommes seuls et livrés à nous-mêmes. » (2)
« Un patronat rétif à l’intrusion du contrôle »
Premiers du genre depuis la création du corps des inspecteurs du travail en 1892, ces deux meurtres « actualisent une menace extérieure historique : celle d’un patronat rétif à l’intrusion du contrôle dans la sphère privée de l’entreprise », analysait en 2012 la journaliste Fanny Doumayrou dans Le Monde diplomatique (3).
Un an après le double meurtre, Michel Boué, le chef du service départemental de l’Inspection du travail en agriculture de Périgueux expliquait devant les caméras de France 2 que ces meurtres étaient « la réaction d’un fraudeur récidiviste pris la main dans le sac ». Un précédent contrôle avait en effet constaté des irrégularités dans l’embauche des ramasseurs de fruits. Les deux contrôleurs découvraient ce jour-là, comme deux ans auparavant, qu’une « fausse entreprise de prestation de service pratiquait la récolte de prunes » (4).
Agresser les agents de contrôle, « c’est vouloir faire tomber le dernier rempart du droit qui protège les salariés et les syndicalistes de l’arbitraire patronal, dénonce vingt ans plus tard Agathe Le Berder à la bourse du travail de Paris. Aucun enseignement n’a été tiré. On cherche à se débarrasser du contrôle du Code du travail. »
« Protéger c’est surtout légitimer le travail »
« Il ne suffit pas de décréter que les travailleurs doivent être traités et rémunérés convenablement. Il faut assurer l’effectivité de ces droits », souligne Hélène Ibanez, secrétaire générale de la fédération Cfdt Protection sociale, travail, emploi. « Protéger c’est surtout légitimer le travail », insiste Gaëlle Martinez, déléguée de Solidaires-Fonction publique.
Face aux pressions patronales, les services de contrôle sont fragilisés par les réformes. Si leurs effectifs avaient connu une très légère hausse juste après les meurtres de Saussignac, ils ne cessent de baisser depuis. L’intersyndicale réclame leur doublement. La Cgt-Tefp calcule qu’il existe « aujourd’hui en moyenne un poste d’inspecteur du travail pour 10 500 salariés. La France se situe désormais en-deçà du ratio de l’Organisation internationale du travail, déjà trop bas, d’un agent pour 10 000 salariés dans les pays industrialisés ».
Et encore, ces chiffres sont théoriques puisque 20 % de ces postes restent vacants. Les recrutements ont été insuffisants ces dernières années ; les absences ne sont pas remplacées ; 350 sections d’inspection du travail sur les 2014 que compte le territoire n’ont pas d’agent de contrôle attitré. Au final, conclue la Cgt-Tefp, « ce sont plus de 4 millions de salariés qui sont privés du service public de l’inspection du travail ».
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