Table ronde -  Santé et action sociale (3/3)  : quel management alternatif dans les établissements  ?

À partir du diagnostic de la crise actuelle du service public médico-social, la troisième table ronde des Journées d’études de l’Ufmic-Cgt a débattu des changements qui permettraient de construire un management fondé sur les besoins. Propositions.

Édition 024 de fin janvier 2023 [Sommaire]

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Pour les directeurs et les directrices, le temps de travail peut atteindre 50 à 60 heures par semaine, en moyenne. ©Photopqr/La Dépêche du Midi/Maxppp

Mesures d’économie, tarification à l’activité, appel à projets, reporting… c’est en plantant le décor du management mis en place dans les établissements de santé et médico-sociaux qu’Éric Roque,membre du collectif national des directeurs et directrices de la fonction publique hospitalière de l’Ufmict-Cgt, ouvre le débat. Depuis 2016, les établissements de santé doivent s’organiser en groupements hospitaliers de territoire (Ght)  : 898 sont regroupés en 136 Ght. La liste et la composition de ces Ght ont été décidées par les directeurs des agences régionales de santé (Ars). Le but est de «  soigner mieux à moindre coût  » peut-on lire sur leur site.

La logique territoriale complexe des Ght est «  incompréhensible au regard du nombre d’habitants  » explique Éric Roque, qui donne l’exemple suivant  : le département du Var, qui comprend 1 085 000 habitants, possède un unique Ght, tandis que le Morbihan et ses 761 000 habitants sont pourvus de 3 Ght. Le territoire couvert par un Ght peut même s’étaler sur plusieurs départements ou régions.

Des directeurs moins nombreux et mis en concurrence

Les distances qui séparent les différents établissements d’un même Ght représentent une difficulté pour les personnels, mais aussi pour les syndicalistes. Pourtant, les postes de directeurs et directrices de proximité sont supprimés. Et il est de plus en plus fréquent qu’un même directeur ou directrice ait la charge de plusieurs structures. Entre 2011 et 2021, leur nombre a baissé de 17,6  %, pour n’être plus aujourd’hui que de 4 852. Du fait de leur raréfaction notamment, le recours aux cabinets de conseil augmente et se banalise.

La concurrence est forte pour l’accès aux postes de direction, y compris avec des contractuels, qui représentent aujourd’hui 8  % des directeurs et directrices, et sont souvent issus du privé. Éric Roque fait le constat d’une «  généralisation du management brutal. Depuis 2021, plus de 100 signalements de directeurs et directrices ont été faits à la cellule Risques psychosociaux du centre de gestion  », sans qu’ils aient été suivis d’enquêtes ni de signalements à la Justice. Les retraites précipitées et maladies se multiplient, tandis que les répercutions sur les équipes mais aussi sur les usagers et usagères se font sentir.

Une campagne électorale pour faire connaître 130 propositions

C’est dans ce cadre que le Collectif national des directeurs et directrices Ufmict-Cgt a fait campagne pour les élections professionnelles de décembre 2022. Pour Éric Roque, «  l’impact du management libéral est au centre de l’adhésion Cgt  ». Il a par ailleurs observé un «  fort impact  » du collectif sur la campagne. Malgré une abstention de 30  %, la Cgt a progressé de 3,7 points, tout en renouvelant plus de la moitié de ses candidats et de ses électeurs. La thématique du temps de travail et celle de la rémunération, auparavant taboue, a été reprise par d’autres organisations syndicales qui ont par la suite demandé la formation d’une intersyndicale.

Le collectif a élaboré 130 propositions. Il défend un management alternatif fondé sur les besoins de la population, la création d’un droit d’alerte quand les moyens alloués ou les objectifs fixés ne permettent pas de remplir les missions de service public. Il prône également une organisation du travail qui prenne en compte la santé des directeurs et directrices, des créations de postes, une meilleure rémunération, des règles de promotion respectueuses de l’égalité hommes-femmes et une gestion nationale de toutes les carrières.

L’exigence d’un droit à la déconnexion

La charge de travail des directeurs et directrices doit diminuer. L’exigence d’un droit à la déconnexion est posée, alors que le temps de travail atteint cinquante à soixante heures par semaine en moyenne. Le collectif demande également un millier de recrutements statutaires. Les contractuels devraient, de leur côté, suivre une formation à l’École des hautes études en santé publique (Ehesp). Non-discrimination et égalité doivent être la règle pour les évolutions professionnelles. Alors que les femmes représentent 53  % du corps des directeurs et directrices d’hôpitaux, seuls 23  % des chefs d’établissements sont des femmes.

Le collectif Ufmict propose un accès à vingt jours de formation par an, alors que les demandes de formation sont aujourd’hui souvent refusées. Éric Roque cite son propre exemple  : en dix ans de carrière, il a bénéficié de seulement vingt jours de formation.

Un objectif  : dégager de la valeur pour les actionnaires…

Des temps de concertation et de coordination entre les acteurs et actrices d’un même établissement sont également nécessaires, mais ça ne correspond pas au new public management, dont le «  seul objectif est de dégager de la valeur pour les actionnaires  », souligne Sophie Binet, secrétaire générale de l’Ugict-Cgt.

Son approche s’oppose à celle qui voudrait faire du management une «  question interpersonnelle  ». Afin de se dédouaner d’une organisation du travail problématique, les directions tentent souvent, en effet, de pointer la responsabilité des premiers niveaux de l’encadrement, en expliquant que le problème viendrait d’un «  agent qui dysfonctionne  ». Il n’est pas, non plus, «  une voie unilatérale  », poursuit Sophie Binet  : «  Il existe différentes politiques managériales, pourtant ces questions ne sont jamais débattues collectivement.  »

«  Remettre l’expertise métier au centre  »

Réorganisations et changements de direction fréquents déstabilisent ainsi les équipes qui en viennent à perdre leurs repères professionnels. Pour Sophie Binet, l’enjeu est d’arriver à organiser les cadres et de leur permettre de «  reprendre le pouvoir sur leur métier  » avant qu’ils soient épuisés par une organisation du travail pathogène.

Pour cela, il faut «  remettre l’expertise métier au centre  ». Les managers sont trop souvent formés à encadrer des équipes sans s’intéresser au cœur de leur métier, dans un collectif de travail qui, en outre, ne fonctionne pas. Un encadrant ou une encadrante doit être un «  chef d’orchestre  » qui a «  pris le temps de connaître les métiers de chacun  ». Les budgets doivent être calculés «  en fonction des besoins, pas de performances ou d’indicateurs à atteindre  ». L’avis des usagers et usagères doit être pris en compte. Bref  : «  la gestion doit être au service du métier et pas l’inverse  »

Le management doit aussi permettre de «  restaurer les collectifs de travail  ». Cela peut se faire de différentes manières  : en consacrant du temps aux réunions d’équipe, en réinternalisant les compétences sous-traitées, en veillant à ce que les salarié·es qui partent aient le temps de transmettre leurs connaissances aux nouveaux arrivants.

Soigner les managers, transformer le travail

Pour mettre fin au management pathogène, il importe aussi de «  soigner les managers  ». Un encadrant ou une encadrante doit pouvoir disposer de cadres spécifiques pour échanger avec d’autres personnes occupant des postes équivalents, afin d’interroger ses pratiques managériales et transformer ainsi le travail. Un manager doit aussi «  être formé, avoir du temps et de l’autonomie  », avec de ladisponibilité pour régler les problèmes du quotidien, et pouvoir dire à sa hiérarchie ce qui ne va pas.

Revoir la gestion des ressources humaines doit être une priorité pour la fonction publique. Elle doit prendre en compte les besoins et contraintes, notamment en adaptant les plannings des parents, des aidants et des aidantes. Les personnels doivent aussi être accompagnés en matière de formation et d’évolution de carrière, afin que l’alternative ne se réduise pas à «  faire la même chose pendant quarante ans ou accepter une fonction de management dont on n’a pas envie  ». L’Ugict invite à renforcer les corps d’inspection afin qu’ils puissent accompagner et conseiller les établissements et personnels. Un statut solide doit leur permettre d’effectuer leur travail de manière indépendante et de se passer des services des cabinets de conseil. En conclusion, Sophie Binet invite à «  ne surtout pas laisser la question managériale au capital  ».

L’impact du dérèglement climatique

Pour clôturer ces journées d’étude, la sociologue Marie-Anne Dujarier souligne que la situation actuelle des établissements médico-sociaux publics, du point de vue même de ceux qui veulent la «  performance  » des hôpitaux, a des limites. Aujourd’hui, les arrêts maladie se multiplient, les compétences collectives se perdent, il devient difficile de recruter. «  Ça coûte très cher d’avoir à ce point baissé les coûts  », résume-t-elle. Elle invite aussi à prendre en compte le changement climatique. «  Ce n’est pas un changement de décor, ça change tout, dans les services publics, les examens médicaux, les pathologies… et cela va beaucoup plus vite que prévu, sans être intégré dans les nouvelles politiques  ». Manager as usual, comme si de rien n’était  ? «  Cela ne va pas être possible.  »