Retraites : tou·te·s pénalisé·e·s, y compris les cadres !

Parmi les nombreuses critiques formulées contre la réforme des retraites, l’une tend à s’imposer, portée notamment par la sociale démocratie : la réforme des retraites serait injuste car elle pénaliserait les catégories populaires et pas les cadres.

Édition 023 de mi-janvier 2023 [Sommaire]

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Options - Le journal de l'Ugict-CGT

Par Sophie Binet, secrétaire générale de l’Ugict-Cgt

Il s’agit d’une analyse inexacte, contreproductive stratégiquement et dangereuse sur le fond. Rétablissons d’abord les faits  : si la réforme pénalise davantage celles et ceux qui ont commencé à travailler tôt (un technicien qui a commencé à travailler à 20 ans devra travailler 44 ans contre 42 actuellement), qui exercent les métiers les plus pénibles (les ouvriers et les employé·e·s) et ont des carrières incomplètes (les femmes), elle impacte aussi les cadres.

Actuellement, les cadres partent en moyenne à 63 ans. Le report à 64 ans dégraderait donc aussi leur situation. De plus, pour les salarié·e·s du privé, la retraite a deux composantes : le régime général et le régime complémentaire Agirc-Arrco. Or, les règles de l’Agirc-Arrcoobligent les salarié·e·s à travailler une année supplémentaire au-delà de l’âge auquel ils obtiennent le taux plein dans leur régime de base, sous peine de subir un important abattement sur le montant de leur complémentaire (-10 % pendant 3 ans). Concrètement, même en ayant validé tous les trimestres exigés dès 64 ans, les salarié·e·s du privé ne pourraient plus prétendre à une retraite complète  avant 65 ans. Si, en moyenne, l’Agirc-Arrco verse 26 % du total de leur pension aux ouvriers / employés, elle en apporte plus de 50 % aux cadres et assimilés : conjugué avec l’accélération de la hausse de la durée de cotisation exigée, l’abattement n’en serait que plus préjudiciable !

Les cadres sont ceux dont les niveaux de pension ont le plus pâti des réformes précédentes. Pour un cadre du privé, la pension totale représentait en moyenne 72 % de son salaire de fin de carrière au début des années 1990 : elle n’est plus aujourd’hui que de 67 % et ne représenterait plus, à réglementation constante, que 51  % en 2062 (Source  : Agirc-Arrco). Et ce, sans prendre en compte l’impact du projet de réforme ! Conséquence  : les cadres sont toujours plus incités à se tourner vers l’épargne retraite sans aucune garantie de récupérer leur capital.

Or c’est précisément pour leur permettre de se constituer une pension en répartition sur la totalité de leur salaire, qu’Ambroise Croizat, dès 1945, a conjointement mené les batailles de l’affiliation des cadres à la Sécurité sociale et de la création de l’Agirc, le régime complémentaire des cadres et assimilés. C’est en garantissant à chacun la continuité du niveau de vie procuré par le salaire que la répartition a fait consensus auprès de l’ensemble des composantes du salariat. Cela reste un enjeu stratégique.

Présenter les cadres comme épargnés par la réforme est donc faux. C’est aussi contreproductif car cela démobilise de fait 20  % du salariat. C’est enfin dangereux  : la réforme serait-elle acceptable si elle pénalisait encore plus les cadres, avec un allongement de la durée de cotisation à 44 ans par exemple  ? ? ? Si cette réforme est injuste, c’est parce que comme les huit précédentes elle exonère intégralement le capital et impose toujours plus de sacrifices aux salarié·e·s. Le débat doit être centré sur les possibilités de financement. Organiser un autre partage des richesses entre rémunération du capital et du travail plutôt que d’organiser le partage de la pénurie entre composantes du salariat, voilà l’enjeu central d’une réforme de progrès et d’un syndicalisme de classe et de masse !

Chronique initialement publiée dans l’Humanité Magazine du 19 janvier 2023