Cryptos : vers une guerre des monnaies 2.0 ?

Bitcoin, monnaie « libre », libra/diem,…Plusieurs générations de monnaies alternatives visent aujourd’hui à créer des systèmes monétaires concurrents. Décryptage avec Dominique Plihon*, professeur émérite d’économie, membre du conseil scientifique d’Attac, au moment où les valeurs des cryptos s’effondrent. 

Édition 012 de mi-juin 2022 [Sommaire]

Temps de lecture : 5 minutes

Options - Le journal de l'Ugict-CGT
Il y aurait actuellement plus de 2000 cryptomonnaies de première génération. ©PHOTOPQR/LE PARISIEN/MAXPPP
Bitcoin, monnaie « libre », libra/diem,…Plusieurs générations de monnaies alternatives visent aujourd’hui à créer des systèmes monétaires concurrents. Décryptage avec Dominique Plihon*, professeur émérite d’économie, membre du conseil scientifique d’Attac, au moment où les valeurs des cryptos s’effondrent.

– Options  : Dans La Monnaie et ses mécanismes (1), vous montrez que la monnaie est le principe d’organisation de toute société. Comment analyser le développement des monnaies alternatives, apparues après la crise de 2008  ?

Dominique Plihon  : La crise de 2008, causée en grande partie par un mauvais fonctionnement du système bancaire et financier, a en effet suscité un certain nombre de propositions qui ont des philosophies et des objectifs différents. Parmi ces alternatives monétaires, l’essor des monnaies complémentaires locales s’inscrit dans un mouvement de réhabilitation, à l’échelle locale, de la monnaie comme lien social. On en compte plus de 5 000 dans le monde. Plus récemment ont émergé, à l’initiative d’Ong et de mouvements citoyens, notamment au Royaume-Uni, des propositions ambitieuses visant à contourner le système bancaire mondial, connues sous le nom de positive money ou «  monnaie pleine  ». Leur point de départ est légitime  : elles sont une réaction au dévoiement du système bancaire privé qui a usurpé son pouvoir de création monétaire au bénéfice exclusif de son intérêt, en particulier de ses actionnaires, pour faire du profit. Pour les promoteurs de la positive money, il s’agit d’interdire ce pouvoir de création monétaire aux banques commerciales pour le confier aux banques centrales.

Dominique Plihon DR

C’est donc une tentative de «  déprivatiser  » la monnaie  ?

– Oui, au sens où le privilège de création monétaire est retiré aux banques commerciales. Mais cette tentative de «  déprivatisation  » est toute relative. Les banques centrales, en effet, sont elles-mêmes dans une logique néolibérale de défense du système bancaire et non de l’intérêt général. Elles en ont en tout cas une vision très restrictive, lorsqu’il s’agit par exemple de lutter contre le réchauffement climatique ou contre l’inflation, au détriment de l’emploi et de la croissance. C’est en grande partie ce qui explique pourquoi je suis en désaccord avec cette vision, dès lors que les banques centrales continueront à fonctionner comme aujourd’hui. Il faut savoir que les premières propositions de positive money ont été faites par des économistes comme Irving Fischer, un grand libéral, en réaction à la crise des années 1930. Ce sont ses travaux qui inspirent aujourd’hui ces propositions de «  monnaie pleine  ».

Parce que les banques commerciales sont des acteurs qui œuvrent au plus près des usagers, particuliers et entreprises, elles sont capables de connaître et d’évaluer les besoins comme les risques… Je fais partie des économistes qui pensent qu’elles sont nécessaires. La solution serait, non de leur retirer le pouvoir de création monétaire, mais de les réformer de manière, sinon à les socialiser, du moins à leur imposer de nouvelles règles strictes de fonctionnement et de « gouvernance ». Une « gouvernance » tripartite avec, dans les instances de direction, une participation des usagers, des actionnaires et des salariés à part égale.

L’une des transformations majeures affectant le système repose sur la numérisation de la monnaie et l’essor des cryptomonnaies. Comment comprendre cette transformation ?

– Avec la révolution numérique ont en effet émergé les cryptomonnaies, dont il est intéressant de distinguer plusieurs catégories. La première génération , de type bitcoin, s’est construite contre la monnaie «  officielle  » ou garantie par les États et les banques centrales, en profitant de la technologie numérique pour essayer de s’échapper du mode de fonctionnement régulé de la monnaie. Ce sont des monnaies privées concurrentes, fonctionnant selon des règles différentes, et qui n’ont plus de compte à rendre à des autorités monétaires. Si le bitcoin est la plus connue, cette première génération regroupe plus de 2 000 cryptomonnaies dans le monde.

Derrière le bitcoin, il y a une philosophie «  libertarienne » inspirée par l’économiste autrichien ultralibéral Friedrich Hayek, qui repose sur la défiance vis-à-vis des acteurs qui contrôlent la création monétaire (États, banques et banques centrales) en prônant une forme de liberté et d’indépendance, sans surveillance ni contrôle.

Mais les dérives actuelles de ces cryptomonnaies démontrent qu’il n’est pas possible de créer une monnaie purement privée, sans contrôle d’une autorité supérieure, généralement publique. Des utilisateurs l’ont ainsi captée pour en faire un instrument de spéculation. Cette idéologie est aussi celles des Gafam – anti-État, antirégulation publique, anti-impôts – qui cherchent à développer des activités, notamment bancaires et financières, en dehors de tout contrôle public, avec la croyance que le marché est totalement suffisant et plus efficace que la régulation publique.

Était-ce le sens du projet libra/diem de Facebook  ?

– Ce projet s’intégrait dans la deuxième génération des monnaies digitales, liée à la montée en puissance des Gafam américaines et Batx (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) chinoises, en situation de quasi-monopole dans leurs domaines respectifs, qu’il s’agisse des réseaux sociaux, du commerce à distance ou des logiciels. Ces acteurs, qui ont un pouvoir à la fois économique, financier et politique considérable, aussi grand que bon nombre d’États, disent vouloir émettre eux-mêmes des monnaies privées concurrentes, parallèles aux monnaies officielles.

En 2019, Facebook a ainsi lancé la libra, rebaptisée diem en décembre 2020. Avec les 2,5 milliards d’utilisateurs de Facebook, la force de frappe potentielle de cette cryptomonnaie aurait été bien supérieure à celle du bitcoin. En butte à l’opposition et aux limites imposées par les autorités monétaires, le groupe a finalement renoncé à ce projet en février 2022. Mais la partie n’est pas terminée. Appelées stablecoins, en réponse à l’instabilité du bitcoin, due à son caractère profondément spéculatif, ces nouvelles cryptomonnaies sont amenées à se développer même si aucune n’est opérationnelle à ce jour.

– Justement, la troisième génération est constituée par les monnaies digitales de banques centrales. Une contre-offensive des États face à ces monnaies privées  ?

– Les banques centrales réfléchissent en effet à l’émission de monnaies digitales. En Europe, la Suède a, de ce point de vue, pris de l’avance avec la e-couronne. Ce mouvement soulève de nombreuses questions techniques, théoriques, politiques, citoyennes… Notamment  : préserveront-elles le droit à la vie privée ou seront-elles l’instrument d’un contrôle social accru par les États  ?

D’après les informations que nous possédons, les autorités chinoises ont en effet déjà considérablement développé la monnaie numérique, le e-yuan, leur permettant de savoir exactement ce que font et dépensent les citoyens. La monnaie peut ainsi être un instrument de surveillance absolument considérable. L’économiste Michel Aglietta (2) montre en outre que l’État chinois compte utiliser le yuan digital comme un moyen de développer son activité et son pouvoir à l’échelle internationale, notamment le long des «  nouvelles routes de la soie  », pour détrôner le dollar.

Pour compliquer la situation, les stablecoins privées ont aussi pour ambition de devenir des monnaies internationales, en créant un système monétaire parallèle. Par exemple, en permettant aux travailleurs migrants de faire des transferts de monnaie vers leur pays d’origine. Deux systèmes, l’un public, l’autre privé, vont donc devoir coexister avec une difficulté, pour les autorités monétaires, à conserver leur pouvoir de régulation. La monnaie étant un instrument de domination, les années qui viennent pourraient être marquées par une guerre des monnaies digitales.

Propos recueillis par Christine Labbe

1. Dominique Plihon, La Monnaie et ses mécanismes, La Découverte/Repères, 8e édition, mars 2022.

2. Michel Aglietta, Guo Bai et Camille Macaire, La Course à la suprématie monétaire mondiale, à l’épreuve de la rivalité sino-américaine, Odile Jacob, avril 2022.