Fiction et politique sont dans un bateau : qui tombe à l’eau ?

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Shakespeare l’affirme : « Le monde entier est une scène, hommes et femmes, tous n’y sont que des acteurs. » Fréderic Paulin l’érige en manifeste, dans son dernier roman, La Nuit tombée sur nos âmes, à propos d’un événement quasi oublié : qui se souvient du sommet du G8, à Gênes, en juillet 2001 ? Facile à enterrer car, deux mois après, advinrent les attentats du 11 septembre. Pourtant, il s’agit bien d’une tragédie : outre les chefs d’État, convergent à Gênes, pour un contre-sommet altermondialiste, les militants anticapitalistes de toutes obédiences, des adeptes du black bloc, et une puissante armée d’indicateurs, de provocateurs, de forces de l’ordre.

Duo à l’amour dissonant, Wag est militant à la Ligue, Nathalie est abonnée au black bloc. Martinez et Cazalon sont deux flics de la Dst infiltrés parmi les manifestants. Génovéfa est journaliste au Journal du dimanche, accompagné d’un photographe balourd mais expérimenté. Franco de Carli est le responsable de la sécurité du G8, conseiller du ministre de l’Intérieur de Berlusconi et nostalgique des riches heures du fascisme. Lamar est un conseiller en communication de Jaques Chirac. Le casting sera complet si l’on ajoute les meutes de policiers et les hordes de manifestants dont Carlo Giuliani, jeune étudiant de 23 ans tué par un carabinier d’une balle en pleine tête.

Le décor de ce drame, c’est Gênes, ses rues, ses croisements, la zone rouge et même ses écoles. L’école Diaz, qui abritait nombre d’activistes est prise d’assaut par les forces de l’ordre et plus de 300 manifestants sont matraqués, séquestrés, humiliés, torturés.

La pièce se joue en plusieurs actes, un par jour, dont chaque scène permet d’entendre les différents points de vue. Mais, si le théâtre est fiction, celle de Frédéric Paulin est d’un réalisme surprenant : La Nuit tombée sur nos âmes est le roman, jamais manichéen, des violences policières, des stratégies de la tension. En digne héritier de Didier Daeninckx, Fréderic Paulin met en scène les blessés, les voitures brûlées, les banques saccagées, une ville en état de siège, la débâcle des illusions au rythme pressant et précis des événements, des coups de théâtre.

Dans le théâtre romanesque de Tanguy Viel, les lieux ou plutôt la scène, voire les différents plateaux sont bordés par l’océan : « si d’aventure le vent la houle ont pactisé au large pour pousser l’océan plus durement vers la terre, la route est close, noyée sous les vagues qui viennent mourir dessus ». Dans ce décor, le premier personnage que l’on rencontre est « la fille qu’on appelle » – littéralement, la call-girl. Elle se nomme Laura, revient vivre sur sa terre natale, cherche un appartement et un job… Son enfance, elle l’a passé au bord des rings car son père, Max, est boxeur. Mais « tous les boxeurs le savent, que le ring fait comme un phare dont sur le pont du bateau on compte les éclats pour estimer le danger, et qu’alors il arriva qu’il ne le vît pas, le danger, et qu’il se laissât drosser sur les rochers, ainsi qu’il advient en boxe plus qu’en tout autre sport : que les clairs obscurs d’une carrière y sont plus saisissants qu’une peinture du Caravage ».

Dans ce creux de la vague, Max a trouvé un emploi de chauffeur auprès de celui qui lui a remis tant de fois la ceinture du vainqueur : le maire de la ville, futur ministre, Quentin Le Bars. Presque naturellement, c’est à cet édile que « la fille qu’on appelle » demande une aide pour trouver un logement, elle qui est habituée à ce que le regard des hommes vienne « s’effranger sur elle ». Sollicité par le maire, l’ancien manager de Max, Franck Bellec – dorénavant « l’homme au costume blanc » et directeur du casino – logera Laura et l’emploiera en tant qu’hôtesse au bar…

Oui, il s’agit bien d’un roman sur une prédation sexuelle, un fait-divers comme on peut en lire trop souvent dans les journaux. Presque banal. Mais Tanguy Viel décortique les multiples emprises, scrute les rouages du pouvoir, sonde autant la place des corps (photos érotisées, corps du boxeur, embonpoint qui gagne) que l’ambivalence des mots (Laura est-elle victime, pute, fille facile, entraîneuse, juste paumée ? Et qu’est-ce que le consentement ?), fouille les « vassalités tordues », piste la domination masculine, analyse les rapports de force, décrit les manipulations, détaille les ambivalences, épie un monde de violence. Une violence qui déferle comme d’inexorables vagues d’inhumanités sur le rivage de l’ordre social. Conte subtil et réaliste sur l’injustice qui avance à petits pas, avec des presque riens qui font risées et spirales, La fille qu’on appelle, de Tanguy Viel, est un des romans les plus singuliers, virtuoses, incandescents et mémorables de l’année 2021.

Dans ces deux romans éminemment politiques, les engrenages sont inexorables, les corps prennent des coups, les rêves se noient. Au mieux, on boit la tasse, au pire, on est KO.

Jean-Marie Ozanne

  • Tanguy Viel, La fille qu’on appelle, Éditions de Minuit, 2021, 176 pages, 16 euros.
  • Fréderic Paulin, La Nuit tombée sur nos âmes, Agullo, 2021, 288 pages, 21,50 euros.