Quel modèle culturel du vieillissement  ?

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Le 14 janvier 2020, journée d’action pour la défense des retraites. Photo : Richard Mouillaud/Le Progrès/Photopqr/Maxppp
Le débat public autour du financement des retraites s’est essentiellement polarisé sur leur coût, coût alourdi par l’allongement de la durée de vie. Or, au-delà des retraites proprement dites, il faut envisager la dimension sociétale du vieillissement, ses différents vécus et prises en charge. Le point de vue de Vincent Caradec Professeur de sociologie à l’université Lille-III, est l’auteur de Sociologie de la vieillesse et du vieillissement (Armand Colin, 2015).

Dans notre pays, la vieillesse a été profondément transformée par la mutation du système de retraites mis en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale dans le cadre de la Sécurité sociale, vaste système de solidarité collective qui vise à protéger les individus contre les risques de l’existence. Les pensions versées, peu élevées dans un premier temps, ont ensuite augmenté au fur et à mesure que des générations nouvelles arrivaient à l’âge de la retraite en ayant accumulé davantage de droits. Les personnes âgées, jusqu’alors considérés comme des « vieillards », très souvent « économiquement faibles » se sont peu à peu transformées en « retraités » aux revenus décents. Du fait de cette évolution, et leurs revenus relevant de droits sociaux, les retraités ont bénéficié d’une double indépendance économique : vis-à-vis du marché du travail et vis-à-vis de leur famille, en particulier de leurs enfants.

À partir des années 1970, la notion de « troisième âge » a consacré une transformation profonde des parcours de vie, consécutive à trois phénomènes : l’augmentation sans précédent de l’espérance de vie  ; l’accroissement de la richesse produite qui a permis les transferts sociaux vers les plus âgés  ; une mutation culturelle conduisant à une vision plus positive de la retraite, du moins de ses premières années. Différents acteurs ont contribué à définir le contenu de cette phase nouvelle de la vie et à faire ainsi du troisième âge un temps de loisirs et de réalisation de soi : l’État, les municipalités, les caisses de retraite, les médias et, bien sûr, les générations qui, arrivant à la retraite dans ces années-là, ont participé à ce qu’on peut appeler la « conquête » de cette phase nouvelle de l’existence.

Aujourd’hui, c’est une autre conquête qui est engagée : celle du grand âge. Elle suppose l’invention d’un modèle culturel, ou du moins la constitution d’un ensemble de ressources culturelles qui dessinent des manières d’être et de faire à cet âge de la vie, à l’instar de ce qui s’est produit pour le troisième âge. Or, les représentations de la vieillesse et du vieillissement restent très négatives. Elles sont traditionnellement associées à un imaginaire du déclin, nourri de figures emblématiques, telle la personne âgée dépendante, à charge de ses proches et de la société, ou le malade d’Alzheimer qui n’est plus que l’ombre de lui-même.

Une nouvelle vision s’est certes diffusée au cours des dernières années : celle du « vieillissement réussi » ou du « bien vieillir », très relayée par les politiques publiques qui encouragent les retraités à faire du sport, à avoir une alimentation équilibrée et à maintenir leur participation sociale. Cette vision est en fait étroitement liée à celle du déclin et elle apparaît très discutable : bien vieillir ne saurait se résumer à échapper au déclin. Basée sur le seul mode de la performance, dans le déni des difficultés propres à cet âge de la vie, cette vision propose un modèle en fait inaccessible au plus grand nombre, tout en faisant des individus les seuls responsables de leur « bien » ou « mal » vieillir, occultant le rôle des conditions de travail passées et le poids des trajectoires sociales.

Or, les personnes très âgées doivent affronter plusieurs défis majeurs : transformer leur prise sur le monde pour conserver des activités signifiantes ; maintenir leur autonomie décisionnelle ; préserver le sentiment de leur propre valeur ; contenir le sentiment d’étrangeté au monde. C’est notamment en se confrontant à ces enjeux et en inventant chaque jour des solutions aux problèmes qu’ils rencontrent que les plus âgés avancent dans la conquête du grand âge.

Mais c’est aussi de manière plus collective que des ressources culturelles émergent et que de nouvelles manières de vieillir se dessinent et se diffusent dans le corps social. Car face à la dégradation inéluctable de leur équipement biologique, les personnes âgées disposent d’un allié possible dans l’environnement social et culturel. Il peut, d’une part, contribuer à leur assurer des conditions d’existence plus favorables et, d’autre part, les aider à donner du sens à ce qu’elles vivent. De ce point de vue, la constitution d’un modèle culturel du vieillissement au grand âge constitue un enjeu essentiel, pour elles, évidemment, mais également pour les autres générations.

Propos recueillis par Pierre Tartakowsky