En mai dernier, les salariés d’Air liquide du site de Mitry-Mory se lancent dans une grève de trois semaines. Si le bilan revendicatif peut sembler mince, le retour sur expérience en dit bien davantage.
Dans cette usine quasi artisanale où l’on fabrique avec grand soin des gaz complexes pouvant amalgamer jusqu’à vingt molécules, les techniciens supérieurs ont le sentiment de « faire » l’entreprise. Fiers de leurs qualifications, ils sont sensibles aux conditions de mise en œuvre et à leur reconnaissance. La section syndicale Cgt est à leur image, et entretient avec eux une relation de confiance et d’estime réciproques, largement d’essence professionnelle.
Le conflit se cristallise à partir du choc de trois molécules faciles à identifier : le bouleversement culturel du management, l’instauration d’un mal-être, la démonstration d’une « panne salariale » à dimension de la carrière. Mais pour Franz Löffler, délégué du personnel Cgt de l’entreprise, ce moment de conflit s’inscrit dans un temps long, marqué de tensions d’intensités variables. « Ici, la tradition est industrielle. On a besoin de scientifiques, d’ingénieurs. Au lieu de quoi, on a vu les promotions internes à des postes managériaux disparaître, ainsi qu’une accélération du turn-over de l’encadrement avec une forte prééminence de culture gestionnaire. Des gens compétents dans leur domaine mais ignorants dans le nôtre. »
Ici, des modes de fabrication qui résistent aux normes de la rentabilité de masse. Ici, chaque gaz suppose un mode opératoire, un conditionnement, des délais d’agenda singuliers, à la demande du client.
Une enquête d’opinion qui débouche sur un cahier revendicatif
La section Cgt du site, à l’unisson du syndicat Cgt Air liquide de la région parisienne, dénonce, dans ces modifications, les manifestations de la filialisation systématique menée par le groupe, politique qui fonctionne comme un piège. Interpellée sur cette stratégie destructrice, la direction reste mutique. Mais elle innove : elle introduit des critères comportementaux et de savoir-être dans les procédures d’évaluation individuelle ! « Cela a accéléré une double prise de conscience chez les collègues. Nous étions face à une politique générale de gestion salariale qui impliquait l’avenir de l’entreprise. »
Sensible au climat de grogne, la direction bouge : elle diligente une enquête d’opinion, avec plus de 60 questions portant sur le travail, les qualifications, les rémunérations. Le résultat est tel que la direction expurge soigneusement le document pour le ramener à une suite de banalités. « On a décidé de s’en servir, explique Franz Löffler, de le transformer en questionnaire qui soit aussi une base d’action. » Succès total : 85 % des salariés y répondent et le processus débouche sur un cahier revendicatif en cinq volets : salaires, classifications et évolution professionnelle, conditions de travail, embauches – car 20 à 30 % des salariés sont des intérimaires – et, enfin, formation, laissée en jachère par la direction.
Comparaison entre la courbe salariale et celle des dividendes
Ces cinq thèmes sont nourris par un travail d’argumentation économique de la section Cgt : « Nous avons mis en PowerPoint la courbe salariale et celle des dividendes. C’était parlant. Mais surtout, nous avons projeté l’évolution salariale sur une carrière de quarante ans. » Les techniciens, âgés pour la plupart de 27 à 30 ans, découvrent ainsi que leur ancienneté ne sera pratiquement pas prise en compte dans la progression de leur salaire. Sur ce fond d’écœurement et de colère, le mal-être s’installe dans l’atelier de fabrication. Longtemps animé par un agent de maîtrise expérimenté, il se retrouve confié à la responsabilité d’un salarié extérieur, en « cadrabilité », autrement dit à l’essai pour un éventuel passage au statut de cadre. Dépassé, en état de souffrance, le cadre potentiel est rapidement remplacé par un jeune ingénieur, scientifique certes, mais inexpérimenté.
Franz Löffler s’en étonne encore : « Ce sont les salariés qui ont proposé la grève. Ils sont venus nous voir, tous très remontés : stop, on arrête tout, tout de suite, et pendant deux mois s’il le faut ! » La section Cgt pondère les ardeurs, afin d’attendre un moment plus propice financièrement. Lorsqu’elle est déclenchée, la grève va mobiliser 98 % des salariés de la fabrication. La Cgt démontre, grille à l’appui, la réalité d’une déqualification salariale systémique, et réclame des négociations sur ces bases, exigeant également l’application du point d’indice Uic, ayant entre-temps remarqué que certains salariés avaient un salaire mensuel brut inférieur au salaire minimum conventionnel.
La direction se présente désormais en demandeuse vis-à-vis des salariés
Au final, les résultats sont de plusieurs ordres. Après une série de manœuvres dilatoires, la direction réévaluera la carrière de quelques salariés, et validera une série de principes. « C’est terrible, soupire Franz Löffler, il a fallu faire grève pour obtenir que soient confirmés les principes du Code du travail sur le parcours professionnel, la reconnaissance des qualifications et les minima sociaux. » Alors, balle au centre ? Non. Les grévistes ont repris le travail en ayant conscience d’avoir porté un coup d’arrêt à une politique de déni des personnes et, peut-être, de liquidation de l’outil, en ayant sérieusement secoué le groupe mondial Air Liquide. « On a pris date, estime Franz Löffler, et la direction sait dorénavant qu’elle devra rendre compte de ses échecs. »
Dans leur travail, ils s’en tiennent strictement à ce qu’indique leur contrat, puisqu’il n’existe pas de fiches de postes. On en est donc revenu aux termes du conflit de base, avec avantage au travail. La direction de l’entreprise se présente désormais en demandeuse vis-à-vis des salariés et de la Cgt afin qu’ils contribuent à améliorer modes de production et rentabilité du site. Ce à quoi tous répondent en pointant le cahier de revendications, en attente : si la direction veut du mieux, elle doit y mettre du plus.
Dans ce rapport de force nuancé, qu’en est-il de la Cgt ? Elle a certes gagné en écoute et en adhérents, mais la situation n’a pas débouché sur une adhésion collective. Des lignes ont bougé mais sans que cela permette de dépasser le rapport traditionnel d’« usagers » qu’ont les salariés français à l’égard du syndicalisme. « On souffre d’une image faussée au plan national, reconnaît Franz Löffler. Mais cela aussi, ça prend du temps. »
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