Ericsson : la preuve par l’égalité femmes-hommes

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Photo : Maxppp
En avril 2019, la cour d’appel de Paris se déterminera sur le droit à l’information dans la perspective d’un droit nouveau  : l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.

Aux employeurs le pouvoir de fixer la norme et aux salariés le seul droit d’acquiescer ? Les réformes se suivent et se ressemblent pour renforcer, chaque fois un peu plus, la position des entreprises dans la définition des conditions de travail et d’emploi. Et des instances nouvelles émergent pour les accompagner, comme les tout nouveaux comités sociaux et économiques (Cse). Pour quels résultats  ?

Près de 9 000 de ces structures sont déjà en place. Leur mission, telle qu’assignée par les ordonnances de 2017, est d’« assurer une expression collective des salariés ». Expression, dit le législateur, qui doit « permettre la prise en compte permanente de leurs intérêts ». On aimerait y croire. Être assuré que ces nouvelles structures permettront aux représentants du personnel de jouer à armes égales avec les directions pour négocier. Pour cela, elles devront disposer de la première matière indispensable à l’exercice d’un contre-pouvoir  : l’information économique et sociale relative à la vie de l’entreprise…

En avril prochain, la cour d’appel de Paris se déterminera sur un dossier porté par le syndicat Ufict-Cgt d’Ericsson France. Une affaire qui, de mémoire de syndicaliste, est l’une des rares à avoir jamais été portées devant les tribunaux par une organisation syndicale pour imposer le droit à l’information. Non sur un dossier lié à l’emploi, à une restructuration ou à un plan social mais, cette fois, sur la perspective d’un droit nouveau  : l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.

Ce domaine est le seul que la loi considère comme étant d’ordre public. Le seul aussi que le législateur a voulu contraignant, imposant aux employeurs l’accès des représentants du personnel à des éléments précis et circonstanciés. Les directions sont donc sommées d’alimenter les bases de données économiques et sociales (Bdes) avec toute une série d’éléments relatifs à la situation comparée des deux sexes dans l’entreprise, et à l’articulation entre vie professionnelle et responsabilité familiale. Effectifs, durée du travail et position dans l’entreprise, promotions, intervalle entre deux promotions, rémunération moyenne, médiane, formation : le législateur a été précis dans ses demandes pour éviter, sans doute, qu’elles ne soient contournées.

Au lieu des 2 millions nécessaires

Mais pourquoi le seraient-elles ? A priori, il n’y a là rien qui puisse gêner la prospérité de l’entreprise. Rien non plus que les financiers veuillent garder jalousement : il ne s’agit que d’informations de nature à permettre aux élus d’apporter leur pierre à la satisfaction d’une revendication désormais portée par la société tout entière. Qui plus est, le Code du travail est formel  : pour que le dialogue social soit « sérieux et loyal », il faut que les représentants du personnel puissent disposer d’« informations utiles », ainsi que le rappelle Laurent Milet, docteur en droit, rédacteur en chef de la Revue pratique de droit social

Et pourtant, force est de constater que c’est là trop, beaucoup trop pour Ericsson. Depuis 2010, la multinationale suédoise des télécommunications refuse à l’Ufict-Cgt de l’entreprise l’accès aux données qui lui permettraient de tenir son rôle dans les conditions qui lui reviennent.

Le syndicat ne l’a jamais caché  : l’égalité professionnelle est pour lui une priorité. Depuis plus de dix ans, l’organisation porte cette revendication comme « une nécessité sociale, un choix syndical et une conviction que son déploiement passera aussi par-là », expliquent Marcelo Karaguilla et Benoît Mespoulède, tous deux ingénieurs, délégués syndicaux et membres du Ce. Au dernier recensement, l’écart salarial moyen est de 18 % en défaveur des femmes cadres. Aucune femme dans l’entreprise n’est au coefficient 3C, le mieux rémunéré, et les femmes ne représentent que 13 % des effectifs placés au coefficient 3B.

Ici aussi, la situation est inacceptable. Sauf que, pour négocier et avancer, il faut détenir des arguments détaillés. Prétendant vouloir en finir avec cette injustice, la direction avait en 2014, sans davantage éclairer les représentants du personnel, conclu un accord avec la Cfe-Cgc. Le texte prévoyait un budget de 15 000  euros sur trois ans, alors que la Cgt estimait que la somme nécessaire à un alignement des salaires des femmes dans l’entreprise sur ceux de leurs collègues masculins avoisinait les 2  millions d’euros. En 2015, à sa demande, l’accord a été invalidé par la justice. Une semi-victoire, puisque cette décision a été fondée sur le caractère catégoriel de l’organisation signataire, et non sur l’entrave que constituait le refus de la direction de fournir aux représentants du personnel les données précises sur la situation comparée des hommes et des femmes dans l’entreprise.

Gagner le droit d’expression des salariés n’est donc pas seulement indispensable pour avancer vers l’égalité professionnelle. Ça l’est aussi pour l’avenir des relations sociales dans l’entreprise.

Peut-être, le mois prochain, la cour d’appel de Paris s’attachera-t-elle, sur ce point, à rappeler le droit puisque, une fois encore, l’Ufict-Cgt d’Ericsson France a décidé d’aller devant la justice pour faire entendre raison à la direction. Au printemps dernier, de nouvelles négociations sur l’égalité professionnelle ont été ouvertes sans que les plus hautes instances de l’entreprise n’acceptent de fournir aux élus tous les documents indispensables. Si, pour un problème technique, le syndicat a été débouté de sa demande l’automne dernier devant le Tgi d’Evry, sur le fond, l’affaire demeure. Le Code du travail impose aux employeurs de fournir aux représentants du personnel les moyens d’« exercer utilement leurs compétences ». Ce droit doit donc être respecté.

Une grande enquête sur les Bdes

Les magistrats le rappelleront-ils  ? « L’information économique et sociale a toujours été un enjeu, pointe Vincent Gautheron, secrétaire national de l’Ugict. La réticence des employeurs à reconnaître les syndicats comme des acteurs à part entière est une réalité ancienne. Simplement, leur refus d’accepter tout contre-pouvoir prend aujourd’hui une dimension inégalée.  » La loi sur le secret des affaires en est l’une des démonstrations les plus éclatantes, le refus de Ford de céder son usine de Blanquefort  (33) pour maintenir l’emploi l’une des plus actuelles, et l’interdiction croissante faite aux syndicats d’informer les salariés, par eux-mêmes et par voie de tracts, la plus immédiate.

Chez Ericsson, la pratique est désormais habituelle. Elle s’est développée en même temps que se sont propagés les symposiums et autres meetings par lesquels la direction diffuse ses informations. « Celles qu’elle désire, celles qu’elle contrôle, au rythme qui l’arrange et dans les conditions qui lui conviennent  : le plus souvent avant même d’avoir informé les instances représentatives du personnel (Irp) de leurs contenus », dénonce Marcelo Karaguilla. « Gagner cette nouvelle bataille judiciaire n’est donc pas seulement indispensable pour avancer vers l’égalité professionnelle. Ça l’est aussi pour l’avenir des relations sociales dans l’entreprise, conclut-il avec Benoît Mespoulède. Pour le respect porté aux organisations syndicales, le droit d’expression des salariés et tous les combats que nous avons encore à mener sur l’emploi et les restructurations… »

Ericsson pour l’exemple ? Tandis que, d’ici le 1er  janvier 2020, toutes les entreprises de plus de 10 salariés devront avoir mis en place des Cse, l’évidence s’impose. Et en décidant, en novembre, de lancer une grande enquête sur les Bdes, ces bases de données économiques et sociales que, depuis 2013, les employeurs doivent mettre à disposition des comités d’entreprise, le Cercle Maurice Cohen le confirme. L’objet de ce travail est clair : sonder la manière dont ces outils sont mis en place pour mieux défendre l’usage que peuvent en faire les élus et mandatés. Think-tank rassemblant des syndicalistes, des universitaires, des juristes et des experts Ce et Chsct, l’association veut, de cette façon, tirer la sonnette d’alarme.

De premiers éléments sont déjà tombés, rapporte Laurent Milet, soulignant la difficulté constante des élus à disposer d’outils corrects et de qualité, comme le réclame le législateur. Qu’en sera-t-il demain, lorsque les ordonnances de 2017 s’appliqueront largement et que le nombre de thèmes impératifs à mettre à disposition des Irp sera amoindri  ? Sur le champ social aussi, l’information est le nerf de la guerre. Depuis deux ans, les entreprises n’ont plus l’obligation de fournir des données économiques et sociales historiques et prospectives, ni d’informer les élus sur la sous-traitance ou les transferts financiers entre les différentes unités d’un groupe. Elles n’y sont plus contraintes… À  moins que les syndicats se mobilisent pour obtenir l’information.

Martine Hassoun

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