Entretien -  Médicaments : les raisons de la pénurie

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Photo : Patrick Nussbaum
Selon un rapport sénatorial publié le mois dernier, 530 médicaments « essentiels » manquaient en France aux malades l’an dernier, soit 30 % de plus que l’année précédente. La Cgt de Sanofi a été auditionnée par la mission d’information qui l’a rédigé. Entretien avec Thierry Bodin, coordinateur Cgt du groupe Sanofi, statisticien en recherche et développement.

Options  : Comment, dans un pays développé comme la France, peut-on en arriver à manquer de médicaments, au risque d’aggraver l’état de certains patients ?

Thierry Bodin : Plusieurs raisons expliquent la situation, je vais y venir. Mais avant toute chose, il faut désigner les racines du mal. Elles ont une cause et une seule : la recherche incessante de rentabilité. Politique qui, depuis une dizaine d’années, a atteint son paroxysme en entraînant des choix industriels chaque jour un peu plus catastrophiques. Prenons, pour commencer, l’exemple des petites molécules chimiques qui constituent les principes actifs de la majorité des médicaments.

Une des premières sources de rupture provient de problèmes d’approvisionnement de ces principes actifs. Elle n’est pas inéluctable. Elle puise sa source dans l’externalisation massive de leur production en Chine ou en Inde. Externalisations qui, si elles permettent une baisse immédiate des coûts de fabrication, entraînent régulièrement toutes sortes de problèmes qui vont affecter l’approvisionnement des marchés européens, à commencer par des défauts de qualité. Problèmes renforcés par le manque de sites secondaires qui ne permet pas, dès qu’une défaillance se produit, de disposer d’alternative.

Lors de son audition au Sénat, la Cgt a expliqué que les pénuries pouvaient aussi émerger du fait de problèmes environnementaux…

– Tout à fait : à cause des émissions polluantes qui, à condition de s’en donner les moyens, pourraient être évitées et empêcheraient des fermetures ponctuelles ou définitives de sites comme il a pu y en avoir en Chine. La France n’est pas épargnée. Pour ne pas avoir respecté les normes environnementales, l’usine Sanofi de Mourenx produisant le valproate a été mise à l’arrêt en juillet à cause des dangereuses émanations de fumées qui s’en échappaient et ce, depuis des années, conduisant à des risques sanitaires pour les salariés comme pour les riverains. Si cette fermeture avait duré après les travaux effectués en urgence, la production du Dépakine, médicament antiépileptique essentiel, aurait pu être mise à mal… Autre secteur qui souffre de pénurie : celui de la mise en forme pharmaceutique des médicaments.

“L’industrie pharmaceutique devrait être placée sous contrôle des pouvoirs publics afin d’assurer la santé de tous les citoyens. Elle devrait être socialisée.”

Thierry Bodin, CGT Sanofi

– Pourquoi ?

– Les causes des ruptures de stocks qui peuvent affecter ce segment sont liées, pour beaucoup, aux effets pervers que génère la sous-traitance quand elle devient système. Ces dernières années, les gros laboratoires se sont massivement désengagés de nombreux sites de production industriels spécialisés sur ce segment. Ils les ont vendus à des sous-traitants qui, bien évidemment, ne disposent pas de la capacité financière pour investir, maintenir et préserver l’outil de production ; ni pour assurer des conditions de travail décentes, pourtant essentielles pour s’assurer que les salariés resteront, et donc que la production sera assurée par des personnels formés et compétents.

Sur certains sites de production, on recense souvent beaucoup plus de travailleurs précaires que de salariés en contrat stable. Et c’est vrai, aussi, dans un laboratoire comme Sanofi. Qui peut croire que, dans ces conditions, les conditions de la qualité sont assurées ? Au moment de la cession d’un site, les grands laboratoires n’assurent un chiffre d’affaires à leurs sous-traitants que durant trois ou cinq ans… Or les entreprises sous-traitantes ne sont pas dirigées par des philanthropes. Elles ont aussi besoin d’assurer des marges pour investir et se développer. Si on ne leur en donne pas les moyens, elles vont au plus simple. Et l’emploi en pâtit.

Délocalisation, externalisation, précarité : les ruptures de stocks des médicaments essentiels ne sont donc pas une fatalité ?

– Non. Pour preuve : la production des grosses molécules (ou anticorps) souffre peu de ruptures d’approvisionnement. Elle est peu affectée parce que ces traitements, chers et innovants, nécessitent des investissements importants pour être fabriqués. Parce que, très profitables, les laboratoires se donnent les moyens de les mettre sur le marché et d’assumer, cette fois, l’obligation qui leur est faite d’assurer la fourniture des médicaments essentiels… La pénurie de médicaments n’est pas une fatalité.

Selon l’Oms, les « médicaments essentiels » sont ceux qui devraient être disponibles en permanence et en quantité suffisante, avec une qualité assurée et à un prix abordable par tous. Or, si même ces médicaments essentiels peuvent être en rupture de stocks, c’est qu’ils sont devenus de simples sources de profits. La politique de stock minimum, pour cause d’immobilisation financière, en est la triste illustration. De même que le choix fait par certains laboratoires ou par certains grossistes de livrer tel ou tel pays, en fonction de la marge qu’ils peuvent réaliser sur un médicament.

L’État ne peut-il pas peser sur les choix d’un secteur aussi stratégique que l’industrie pharmaceutique ?

– Une chose est sûre : il pourrait être beaucoup plus autoritaire. Il pourrait être plus contraignant afin d’obliger les entreprises à assumer le rôle qui est le leur en matière de santé publique. Dans les faits, trop souvent, l’État se contente de constater, préférant taxer les laboratoires plutôt que de les obliger à changer de stratégie tout au long de la chaîne de fabrication, de la recherche à la production. Une politique que la Cgt ne partage pas. Loin de là. L’industrie pharmaceutique devrait être placée sous contrôle des pouvoirs publics afin d’assurer la santé de tous les citoyens. Elle devrait être socialisée. Les professions médicales, les pouvoirs publics, la société civile tout entière et les salariés tout particulièrement devraient avoir leur mot à dire.

“Ces dix dernières années, les effectifs de Sanofi consacrés à la recherche ont fondu comme neige au soleil. En 2008, nous étions 6.300. Nous sommes 3.700 aujourd’hui. Nos capacités à développer de nouveaux traitements en sont fortement diminuées.”

Thierry Bodin, CGT Sanofi

Le défaut d’approvisionnement n’est pas le seul défi que doit relever l’industrie pharmaceutique. Un autre n’est-il pas le manque d’innovation ?

– Pour le moins. Ces dix dernières années, les effectifs de Sanofi consacrés à la recherche ont fondu comme neige au soleil. En 2008, nous étions 6 300. Nous sommes 3 700 aujourd’hui. Et la société veut abaisser ce chiffre à 3 500 à l’horizon 2020. Nos capacités à développer de nouveaux traitements en sont fortement diminuées. Des axes thérapeutiques essentiels ont ainsi été abandonnés. Je pense particulièrement aux médicaments anti-infectieux, dont l’activité a été cédée il y a quatre mois à l’entreprise allemande Evotec.

Alors que tous les médecins ne cessent de répéter que l’on a besoin de nouveaux antibiotiques, Sanofi s’est désengagée de la recherche et développement sur ce segment essentiel. Un véritable scandale. De même, alors que le pays a besoin de nouveaux traitements contre les maladies neurodégénératives, les investissements dans ce domaine sont bien en deçà de ce qu’ils devraient être. Et l’on pourrait citer encore les recherches en oncologie. Certes, nous sommes parvenus à sauvegarder en partie la recherche en France dans cet axe thérapeutique. Mais ça n’a pas été sans difficultés.

Que penser de la proposition du Sénat de renforcer la Pharmacie centrale des armées pour lutter contre la pénurie de médicaments essentiels ?

– Il est également évoqué la Pharmacie centrale de l’Ap-Hp pour garantir l’approvisionnement… S’il s’agit là de redonner au secteur public la place qui devrait lui revenir dans la production de médicaments, nous ne pourrions qu’être d’accord. Mais les grands laboratoires ne peuvent pas être exonérés de leurs responsabilités. L’an dernier, Sanofi qui a fait 35 milliards d’euros de chiffre d’affaires a reversé 5,8 milliards à ses actionnaires pendant que l’État alimentait, lui, les caisses de l’entreprise en versant 150 millions en crédit d’impôt dont 130 en crédit d’impôt recherche. Quarante millions de plus que ce qui a été collecté au Téléthon. Le contribuable est fortement mis à contribution pour des entreprises qui ne se donnent pas les moyens de remplir leur mission.

Sanofi, bien sûr, n’est pas seule. Tous les grands laboratoires développent cette même stratégie qui assèche la recherche et développement dans les domaines jugés les moins rentables. Mais Sanofi est une entreprise française. Les pouvoirs publics ont des moyens d’intervention sur cette industrie essentielle à la nation. Les pénuries et les ruptures ne seront pas combattues tant qu’il n’y aura pas d’autre choix que celui de faire la part belle à la finance. À quel modèle social aspirons-nous ? Gilead, laboratoire américain, commercialise un vaccin thérapeutique contre l’hépatite C qui coûte la bagatelle de 43 000 euros par patient. Est-ce ainsi que nous voulons envisager la santé de demain ? Si nous suivons ce chemin, notre système de sécurité sociale ne pourra y survivre.

Propos recueillis par Martine Hassoun